Se délecter du Théatre Merz de Kurt Schwitters, de son Ursonate, et passer sans transition à Ghérasim Luca, à lire, dé lire, ânonner, épeler, déchiffer, balbutier, psalmodier, épeler, réciter, bredouiller, chuchoter, déclamer, énoncer, formuler...
Récitals mythiques, héros limite et quart d'heure de culture métaphysique, dans l'entre-deux -et sans chronologie- de La Grammaire logique de Jean-Pierre Brisset, son "Les dents, la bouche. Les dents la bouchent...", et de La Petite anatomie de l'inconscient physique de Hans Bellmer, son "Rose au coeur violet".
On fera néanmoins une pause chez Artaud le Mômo, tandis qu'il déclame son chant du Tutuguri...
Ainsi serait ma bibliothèque, à un atlas près.
Quart d’heure de culture métaphysique
Ghérasim Luca - 1973
Allongée sur le vide
bien à plat sur la mort
idées tendues
la mort étendue au-dessus de la tête
la vie tenue de deux mains
Élever ensemble les idées
sans atteindre la verticale
et amener en même temps la vie
devant le vide bien tendu
Marquer un certain temps d’arrêt
et ramener idées et mort à leur position de départ
Ne pas détacher le vide du sol
garder idées et mort tendues
Angoisses écartées
la vie au-dessus de la tête
Fléchir le vide en avant
en faisant une torsion à gauche
pour amener les frissons vers la mort
Revenir à la position de départ
Conserver les angoisses tendues
et rapprocher le plus possible
la vie de la mort
Idées écartées
frissons légèrement en dehors
la vie derrière les idées
Élever les angoisses tendues
au-dessus de la tête
Marquer un léger temps d’arrêt
et ramener la vie à son point de départ
Ne pas baisser les frissons
et conserver le vide très en arrière
Mort écartée
vide en dedans
vie derrière les angoisses
Fléchir la mort vers la gauche
la redresser
et sans arrêt la fléchir vers la droite
Éviter de tourner les frissons
conserver les idées tendues
et la mort dehors
Couchée à plat sur la mort
la vie entre les idées
Détacher l’angoisse du sol en baissant la mort
en tirant les idées en arrière
pour soulever les frissons
Marquer un arrêt court
et revenir à la position de départ
Ne pas détacher la vie de l’angoisse
Garder le vide tendu
Debout
les angoisses jointes
vide tombant en souplesse
de chaque côté de la mort
Sautiller en légèreté sur les frissons
à la façon d’une balle qui rebondit
Laisser les angoisses souples
Ne pas se raidir
toutes les idées décontractées
Vide et mort penchées en avant
angoisses ramenées légèrement fléchies
devant les idées
Respirer profondément dans le vide
en rejetant vide et mort en arrière
En même temps
ouvrir la mort de chaque côté des idées
vie et angoisses en avant
Marquer un temps d’arrêt
aspirer par le vide
Expirer en inspirant
inspirer en expirant
En 1994, un homme se jette dans la Seine. Après son ami Paul Celan. C’est Ghérasim Luca, le surréaliste né en Roumanie qui avait fait du français une langue étrange : la sienne. Une langue orale qu’il lisait lui-même, renversant d’un même verbe l’esprit et le corps. La rage qui le portait conjuguait une inquiétude métaphysique et un jeu, des mots qui glissent, un humour jamais très éloigné des larmes. Pour s’affranchir poétiquement de tous les automatismes sclérosés du sens, Ghérasim Luca a dû jouer avec les structures syntaxiques, faire bégayer la langue, inviter sa voix en incarnation rauque du corps tout entier.
Sa poésie, au départ d’inspiration alchimique et kabbalistique, offre par jeux de mots et balbutiements maîtrisés, l’image d’une humanité indomptable, « passant du dialogue au dé-monologue » et refusant de rester en équilibre « sur volupté et terreur » (Démonologue). Dès l’après-guerre, il rédigea un Manifeste non oedipien qui réclamait la disparition sociale de tous les comportements familiaux, ou de toutes leurs perversions. De Dialectique de la dialectique au Héros Limite , du Quart d’heure de culture métaphysique dans le Chant de la Carpe aux Paralipomènes et au Vampire passif , à La Mort morte, toujours sur le fil, il écrivait : « Comme le funambule à son ombrelle je m’accroche à mon propre déséquilibre. »
Lydia Ben Ytzhak
Son Corps Léger - Ghérasim Luca
(La Fin Du Monde, 1969, In Parallpomenes, Paris)
Après, Borges, Eco, resterait Buzzati.
6 commentaires:
Insondable vertige du langage. Abîme du signifiant.
Mais quelles hérésies ?
Dans l'atlas qui te manque, sans doute Tlön figurerait-il tel un continent.
Alors, scrutons l'horizon, et attendons Buzzati.
Buzzati, une belle bagnole. A l'italienne tu nous le feras, en rouge brillant avec une femme à la Tamara de Lempicka, industrielles images. J'espère qu'après, nous aurons De Luca, l'ouvrier. Le dessert. Celui qui peut très bien ne figurer dans aucune bibliothèque.
Une Mustag-Morrison bien sûr, mais je ne connaissais pas De Luca l'ouvrier, juste Élysée Reclus et Gramsci. Est-ce que ça compte ?
On pourrait ajouter Lucas Cranach (le jeune et l'ancien pour faire la paire) et Luca Giordano pour les costumes, le K bien évidemment et pourquoi pas... l'oukase !
Dans l'atlas, Tlön, mais aussi Ásgard, Midgard et Niflheim. Et puis tant qu'à faire le Bjarmaland, Tbilissi et l'Adjarie, Ghardaïa, Zanzibar, Chandernagor et Yanaon, le Royaume d'Aksoum, l'Empire de Trébizonde, les wadis yéménites et les badgirs de Yasd...
Je scrute l'horizon oui, mais les nuits sont difficiles.
Chiffon Rose ne pensait-elle pas à Erri de Luc(c?)a ?
Moi, à part les voitures à pédales, je n'y connais rien. D'ailleurs, il m'arrive fréquemment de m'installer aux volants de bagnoles que je crois être miennes, et que je repère à la couleur ... on n'imagine pas le nombre de distraits qui laissent leurs portières ouvertes ! je dépose mes courses dans le coffre, je règle le rétro en pestant (pff... j'ai dû l'accrocher avec mes cheveux en sortant...), mais ensuite vient le moment désagréable de la clé dans le contact, l'angoisse de la serrure qui n'ouvre pas, de la bête qui ne répond pas, l'air affolé en découvrant un environnement soudain bizarre, à la fois même et autre. Bref, on ne m'a encore jamais surprise à débarquer penaude mes poireaux du coffre et chercher, égarée, l'autre voiture, la mienne, ou celle qui lui ressemble...
("j'veux pas dire mais" vous savez ce que propose cette brute de robot ? de signer "hessesse" (à voix haute), vous signerez ça, vous ?)
Oui elle voulait dire Erri de Luca (j'ai vérifié entre temps) et ça mérite un détour.
En contrepétant, j'aurais pu aussi mettre Lo Duca dans la liste, si cher à Bataille.
la Mustag-Morrison fait partie du rêve de l'escalier, Venero Stazzi se proposait d'en récupérer le moteur pour le greffer sur un ski-lift...
Pour la clef qui n'ouvre pas la serrure, j'ai connu ça avec mon propre appartement... à se demander, l'espace d'un instant de panique, pourquoi les serrures avaient été changées. Et de voir avec stupeur une étrangère ouvrir la porte, affolée par le bruit de la clef qui fourrage sans succès...
Mon robot, ce goinfre, me demande de lathune, véridique ! Pfff y'a plus d'éducation !
Erri De Luca, oui.
La mienne bagnole est ridicule et toute petite, ainsi je ne la perds jamais.
Quant au robot, il me déçoit, en ce moment.
Il faut dire que la barre est haute, à sa décharge. C'est pas tous les jours dimanche.
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